Lŕ oů l'on palabre...
Vous n'ętes pas identifié.
*Arsenick entre dans la taverne doucement, retirant son capuchon bleu pâle. Il se dirige vers une table ronde de bois massif lacérée par les années, et noircie tant par la suie que la suif des héros victorieux, qui ont bu et boivent à la santé des cadavres qu'ils ont fièrement laissés derrières eux. Il déplace quelques chaises fatiguées autour du guéridon, puis s'assoit. D'une voix lente et monocorde, où fatigue et tristesse se mêlent, il commence à s'exprimer en ces mots : *
Vous tous, qui somnolez dans l'atmosphère âcre de ce bouge ou seuls les organes sudoripares de ces Héros amoraux fonctionnent davantage que ceux urinaires, constamment sollicités par les quantités de bière gâtée,
Vous tous, qui semblez si soucieux d'avoir laissé derrière vous tous ces corps gémissants, d'avoir privé tant de femmes d'un amant qui, malheureusement, maniait mieux son chibre au mas, que son arme au combat,
Vous tous, qui ignorez la peur, hormis celle d'une pénurie d'alcool, ou d'une résurgence de la paix entre races,
Vous tous, écoutez mon histoire, et méditez la...
*Arsenick attend quelques instant, laissant quelques sceptiques s'asseoir auprès de lui. Puis, ses yeux fatigués semblant fixer un point qu'ils ne sauraient voir, il raconte...*
Sur le champ de pierres et de boue où les corps humains tels des pantins disloqués gisent inertes, la bataille venait de cesser.
Des milliers de cadavres étaient étendus, éventrés, égorgés, pendus, écartelés, écrasés, dépecés.
Le ciel nuageux gris acier qui apparaît généralement a la suite d'un orage d'été baignait la scène d’une brume fantomatique. Des brasiers épars fumant d'une fumée grasse finissaient de se consumer faisant danser quelques flammèches folles.
Plus un cri, plus un appel. Une odeur forte, acre, de chair calcinée et de peur régnait sur ce théâtre.
Un champ de bataille.
Certains ont gagné, d'autres ont perdu. Mais les deux belligérants ont à coup sur subit des pertes énormes… Qui gagna? Qui perdit?
La pluie recommence à tomber, crachant sur les derniers foyers. Les gouttes se mêlent à la boue et au sang en un liquide épais et noir. Des corps roulent en un mouvement lent au bas de la colline. Dans un cliquetis métallique d’armes et d’équipements tel une messe macabre, ils s’entassent dans la plaine.
Les survivants ont pris la fuite, laissant les morts a leur funeste fin.
Seuls quelques animaux sauvages, surtout des charognards, s’aventurent de nouveau sur ce territoire que les hommes, par leur folie meurtrière, ont saccagé, labouré, déchiré.
Les odeurs ne sont plus les mêmes. Les animaux ont perdu leurs marques, leur territoire. Et c'est au tour des prédateurs et des charognards de prendre le devant de la scène pour se repaître de ce sanglant festin. Si les hommes ne savent en tirer parti, Dame Nature a excellemment fait les choses.
Et c'est une orgie. Ils se posent sur le champ de bataille par dizaines. Des milliers d'ailes battent l’air chargé d'une odeur de sang âcre. La chair brûlée ou fraîche est impitoyablement déchirée, hachée, lacérée par autant de serres et de becs affamés.
De ces hommes dont il ne reste rien, qui se sont battus pour une idée, une conviction, ne recevront en échange de leur vie offerte, que leur nom sur un mur gravé...et encore.
La nuit tombe. Doucement le ciel s'obscurcit, les ombres se font rares. La pluie s'installe en maître pour quelques heures. La fumée qui se dégage encore de quelques débris, est comme autant de spectres, autant d'âmes s'élevant vers les nues gorgées d'eau, fuyant la terre souillée. C’est une symphonie de gouttes, de croassements, de bruissements que nous propose l’obscurité.
Apres les grondements des armes, voici toute la douceur d’une nuit de printemps interprétée par la nature. Des vies sont passées mais la Terre continue ses révolutions autour du soleil. Mécanisme inégalable, implacable et incessant appelé le Temps par les hommes qui n’ont de cesse de le maudire.
Quelques heures et c’est le jour. Les timides pinceaux du soleil percent la brume ancrée sur le dôme de la colline.
Certains corps se sont enfoncés dans la terre comme cherchant une sépulture. La terre, les pierres, la boue leur ouvre les bras pour les accueillir en leur sein.
L’eau qui ruisselle encore en de minces filets aide de son mieux à cette mise en terre profane.
Dans quelques mois, il ne restera plus rien de tout cela. Puis le sol, ayant pris ce dont il avait besoin, s’étant lui aussi nourri de la folie des hommes, renverra à la surface tous les fragments inutiles, vestiges d’un passé difficilement oublié.
Et la mémoire humaine se chargera de faire voyager au travers des âges cette bataille inutile et meurtrière, pour que chacun sache qui était le vainqueur et qui était le perdant de cet affront capital, pour que chacun sache que la vie n’a pas de prix face aux idées.
Certains diront "plus jamais ça !".
D’autres affirmeront que la prochaines fois ils sauront, qu'ils ne se laisseront pas décimer comme du bétail.
Jusqu’à la prochaine guerre.
*Le conteur attend quelques instant, puis semble doucement émerger de sa torpeur mélancolique. D'un regard terne, il observe les visages blafards des quelques curieux restés jusqu'au bout. Se demandant si cette fois, son histoire aura fait réfléchir, il sort une vieille pipe de bois blanc, et s'occupe de la bourrer. Après quelques instants, il l'allume à l'aide d'un bâtonnet à demi consumé tiré de la cheminée. S'affaissant sur lui même, comme après un long et pénible effort, il tire une longue bouffée salvatrice de sa bouffarde, et détend ses longues jambes. Seul un oeil averti eut pu déceler la larme qui perlait sur sa joue...*